2023-2024 : Vers une crise globale des démocraties ? Par Maxime MAURY
Par Dr Maxime Maury* Officier des Palmes académiques, Professeur affilié à Toulouse Business School, Ancien directeur régional de la Banque de France.
Avec l’entrée probable en récession, en ce début d’année, d’une part significative de l’économie mondiale, dont la zone euro, se dessine un risque de crise financière souligné par plusieurs auteurs avertis (1).
“L’Union Européenne fonctionne comme une usine à gaz”
S’ajoute la perspective d’une pénurie d’énergie durable, au moins en Europe, qui nous pousse progressivement vers une crise systémique.
L’ensemble va fragiliser des démocraties déjà atteintes par un « chaos cognitif » (2) concourant à la perte de sens et au brouillage des repères collectifs. La nécessaire mais très difficile réforme des retraites en est la dernière illustration.
Cet article précise les différents risques encourus et montrent comment ils font système. Soit :
- un risque de récession et de crise immobilière et financière mondiale dans un contexte d’endettement sans précédent ;
- un déclin des énergies fossiles et d’abord du pétrole qui laisse prévoir un gap énergétique difficile à combler à l’horizon de la décennie ;
- un développement des inégalités en contradiction avec la transition énergétique, un conflit de générations avec les « boomers » ;
- et un fonctionnement de plus en plus difficile de nos démocraties comme constaté dans différents pays où les valeurs de respect et de dialogue semblent s’effriter. Avec une tendance au chaos de l’information et à la barbarie des langages.
I) La récession qui s’annonce pourrait être plus longue que prévue si elle était entretenue par une crise financière d’envergure :
Le FMI estime qu’1/3 de l’économie mondiale est entré en récession.
Dans la zone euro, les enquêtes de conjoncture auprès des directeurs d’achat publiées début janvier (cf PMI de l’agence londonienne Markit) sont au plus bas niveau depuis 2 ans; le recul de l’activité est annoncé officiellement par la Commission européenne et la BCE. Elle frappe déjà l’Allemagne, l’Italie et la Grande Bretagne.
Personne ne peut dire à ce stade si la crise qui vient sera d’une intensité comparable à 2008 ou beaucoup moins grave, mais une chose est certaine : les États surendettés n’ont plus les cartouches dont ils disposaient à l’époque ou lors de la crise pandémique de 2020.
Le monde dans son ensemble est, au vu de cette enquête de janvier auprès des directeurs d’achat, légèrement au-dessous du seuil de croissance.
Mais la quasi-totalité des prévisions tablent sur une récession courte laissant place à une lente reprise au printemps accompagnée d’un recul progressif de l’inflation.
Ces prévisions optimistes sous-estiment probablement trois évidences mentionnées par plusieurs auteurs (1) qui nous invitent à la prudence :
- Nous avons assisté en 2022 à un retournement complet du cycle monétaire et financier amorcé en 2008 et qui durera tant que les Banques centrales rempliront effectivement leur mandat contre l’inflation ;
- Le monde entre en récession avec un endettement colossal estimé à 300 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de 3,5 fois le PIB mondial ( contre 2,3 fois en 2008); c’est un facteur de fragilité financière ;
- Après une multiplication de la base monétaire mondiale par un facteur 8 depuis le début des années 2000, les patrimoines ont suivi une valorisation sans rapport avec la croissance du PIB ( environ 50 % de plus) (1);
- Le prix de l’immobilier est au cœur de cette bulle d’actifs ; il a augmenté de plus de 60 % depuis 2010.
Dans ce retournement du cycle monétaire et financier des signaux d’alerte clignotent déjà : comme régulateur en charge de la stabilité financière, la Banque d’Angleterre a sauvé en novembre 2022 des fonds de pension dont la faillite aurait privé 20 millions de foyers d’une part importante de leurs retraites. Les crypto-actifs sont également menacés de faillite.
Très régulé depuis Bâle III, le système bancaire tiendra le choc, mais nous risquons de connaître en 2023 d’importantes secousses financières à sa périphérie et particulièrement en lien avec l’immobilier.
Personne ne peut dire à ce stade si la crise qui vient sera d’une intensité comparable à 2008 ou beaucoup moins grave, mais une chose est certaine : les États surendettés n’ont plus les cartouches dont ils disposaient à l’époque ou lors de la crise pandémique de 2020.
Sauf à ce que les Banques centrales relancent la planche à billets et trahissent leur mandat contre l’inflation. Or la BCE a annoncé qu’elle ne renouvellerait plus, à partir de mars 2023, les titres de dettes publiques échus et acquis dans la première période du « quantitative easing » ( 2015-2020). La réduction de la taille du bilan est commencée.
Inversement, nous entrons dans la récession avec un haut niveau d’emploi et un surplomb d’épargne qui favorisent la résistance de l’économie au choc encouru.
II) La guerre en Ukraine masque une crise durable de l’énergie :
Avec la rareté du gaz, la guerre en Ukraine a accentué ou révélé une crise de l’énergie sous-jacente et prévue de longue date par le Club de Rome ( 1972).
Le graphique annexé (3) montre que nous sommes sur le pic du pétrole signalé depuis 2018 par l’Agence Internationale de l’Énergie.
Cette notion de « pic » qui concerne toutes les ressources naturelles démontre qu’une production puisant dans un stock naturel suit une fonction mathématique partant de zéro puis retournant vers zéro après être passée par un sommet. C’est la loi des « rendements décroissants » découverte par l’économiste Ricardo au 18 ème siècle et appliquée par l’ingénieur pétrolier H.Hubbert au pétrole américain du siècle dernier.
À partir de 2030 au plus tard, les approvisionnements de l’Europe en pétrole baisseront verticalement, d’où la voiture électrique. Mais le sujet de la fin du pétrole reste tabou.
Cette loi est généralisable à toutes les ressources du sous-sol. Depuis 2008, la production de pétroles traditionnels ( « light sweet oil ») est en chute et la production mondiale ne tient que grâce aux pétroles de schiste non rentables et de mauvaise qualité.
À partir de 2030 au plus tard, les approvisionnements de l’Europe en pétrole baisseront verticalement, d’où la voiture électrique. Mais le sujet de la fin du pétrole reste tabou. On sait et le graphique annexé le montre qu’en 2050 la moitié de la ressource annuelle de pétrole aura disparu.
Aux États-Unis depuis 2008, l’E.R.O.E.I ( « Energy return on energy invested ») est décroissant. Cela signifie que pour 1 baril d’input au lieu d’avoir 100 barils d’output comme autrefois on n’en a plus que 12 (4). Les pétroles de schiste se limitent à 1 pour 2, mais sans eux la production globale chuterait déjà.
Si l’on élève l’horizon, ce qui est rarement le cas dans les démocraties, on voit que nous allons manquer d’énergie à terme. En effet :
- D’ici 2030, la demande d’électricité augmentera de 30 %. Nos approvisionnements en pétrole (40 % de l’énergie mondiale ) baisseront.
- Nos centrales nucléaires qui ne fournissent plus qu’une grosse moitié de notre électricité ( contre plus de 70% autrefois) souffriront de problèmes de maintenance jusqu’en 2025. Puis la génération des années 1970 entrera progressivement en obsolescence. La relève, faute d’investissements au bon moment, attendra 2035.
- Les énergies renouvelables ne représentent que 29 % de notre bouquet électrique ; avec les biogazs, les éoliennes off shore et le solaire, elles peuvent encore se déployer.
- Mais les épisodes de sécheresse répétés freineront nos potentiels nucléaire et hydroélectrique qui seront victimes de la baisse du débit des eaux.
On aperçoit finalement un gap énergétique à l’horizon avec un effet de falaise. Le pic du gaz naturel suit celui du pétrole à 10 ans d’intervalle.
On peut donc écrire que la principale énergie de l’avenir sera les économies massives d’énergie !
Les démocraties y sont-elles préparées ? Éduquées ? Sont-elles équipées pour prévoir le long terme ?
Source : The Shift Project, Rystad Energy
III) Le tryptique « apathie-anomie-aboulie » forme un chaos cognitif (2) qui entretient la vague populiste menaçant les démocraties :
Les développements qui précèdent montrent que les tensions vont s’accroître dans des démocraties où la cohésion et la vision collective paraissent de plus en plus faibles.
- L’apathie c’est l’indifférence ;
- L’anomie est une absence de valeurs et d’objectifs partagés ;
- L’aboulie est une absence de volonté collective qui résulte des précédents.
Dans le contexte d’une information foisonnante (5), mais sans récit structuré et prospectif, nos concitoyens discernent de plus en plus difficilement le vrai du faux. La prospérité des réseaux d’information allant de pair avec l’appauvrissement de la langue, la perte des nuances (6) et le défaut de référents communs, on bute de plus en plus sur la « tragédie des horizons » (7). Seul le court terme compte !
Notre avenir se joue en effet dans le long terme mais nous ne nous intéressons qu’à l’immédiat. Le buzz permanent recherché par les médias, la passion de la polémique et du spectacle y contribuent. Le buzz cache la tendance.
Notre avenir supposerait de prendre des décisions stratégiques imposant des sacrifices immédiats mais le jeu des partis politiques ne s’y prête pas. L’indispensable réforme des retraites, reportée depuis 2019 puis amoindrie depuis 2022, en est le meilleur exemple. Pour indispensable qu’elle soit, son sens se dérobe faute d’un dialogue intelligent. Il est caricaturé par la désinformation.
Ces événements encore incertains vont se produire dans un contexte d’ébranlement des démocraties déjà observable depuis plusieurs années.
Des événements comme le Brexit, l’invasion du Capitole, le déni du résultat de l’élection présidentielle américaine, l’arrivée au pouvoir en Italie d’une dirigeante admiratrice de Mussolini, les événements du Brésil, ou plus simplement en France le reflux régulier de la participation au suffrage sont des événements qui nous auraient paru jadis impensables. Vont-ils s’accentuer ?
Notre avenir supposerait de prendre des décisions stratégiques imposant des sacrifices immédiats mais le jeu des partis politiques ne s’y prête pas. L’indispensable réforme des retraites, reportée depuis 2019 puis amoindrie depuis 2022, en est le meilleur exemple.
La perte de sens s’exprime également au travers d’inégalités obscènes : un footballeur à la mode peut gagner
3 000 fois la rémunération d’une infirmière de nuit. Soit un écart incompatible avec la transition énergétique et la sobriété qui ne peuvent s’imposer que par l’exemplarité. Les inégalités de patrimoines ont atteint, selon le Conseil d’Analyse Économique, des écarts sans précédent depuis 1910.
D’où cette question pour le moment sans réponse : nos démocraties résisteront-elles aux chocs du futur ? C’est possible à condition de ressusciter les valeurs de raison et de prévoyance.
* Docteur ès sciences économiques et ancien directeur régional de la Banque de France, Maxime MAURY est professeur affilié à Toulouse Business School et à l’Institut catholique de Toulouse. Il est chroniqueur au Centre d’Etude et de Prospective Stratégique (CEPS) et spécialiste des débats macro-économiques contemporains.
(1) Jacques de Larosière « En finir avec le règne de l’illusion financière » chez Odile Jacob (septembre 2022). Nouriel Roubini « La crise de la dette stagflationniste » dans Les Échos du 13-10-2022 et « Mégamenaces qui mettent en péril notre avenir ».
(2) Expression dérivée de l’ouvrage de Gérald Bronner : « L’apocalypse cognitive »
(3) graphique Matthieu Auzanneau et Shift Project, Energy Outlook
(4) selon JM Jancovici
(5) selon l’expression de Francis Massé « Le délire informationnel », chronique du CEPS
(6) Cf Jean Birnbaum « Le courage de la nuance »
(7) selon l’expression de Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre