Le mot d’Alan Stivell, président d’honneur de la 34e édition

Eürus hag enoret on eveljust bout goulennet paeroniñ saloñs nevez al levrioù ‘ba Karhaez.

Heureux et honoré qu’on m’ait demandé de présider cette nouvelle édition du Salon du livre à Carhaix, je vous salue chers écrivains et lecteurs, en gaélique, en breton (l’anglais, le français ou l’hindi sont bienvenus aussi) !

LATHA MATH DHUIBH, SGRIOBHADAIREAN AGUS LEUGHADAIREAN GRÀDHACH ANN AN CARHAES !

DEMAT DEOC’H, SKRIVAGNERIEN HA LENNERIEN KARET EN KARHAEZ!

J’aime ma capitale régionale, celle du Poc’haer et de la Haute Cornouaille. Permettez-moi une petite remarque sur l’appellation utilisée parfois de « Centre-Ouest-Bretagne ». « Zone Centre-Ouest Bretagne » serait encore plus poétique ! Je préfère aussi évoquer le probable ancien nom celtique VORGION, plutôt que le semi-latin Vorgium.

Karhaez reçoit chez nous, chez eux, nos proches cousins écossais.Le mot d’Alan Stivell, président d’honneur de la 34e édition

Chez moi, l’Ecosse trône presque au centre. Il y eut mes stages d’été et le diplôme du College of Piping à Dunvegan (Skye) et Inverness. Bien avant, ce fut mon disque Musique gaélique, paru chez Mouez Breiz en 1961. Il concluait déjà une « opération – réinstallation de la harpe celtique », où le répertoire écossais avait toute sa place. Même mon style vocal en est définitivement marqué. Et, dans ma mémoire, reste imprimée l’image du public du Usher Hall, terminant avec moi et ma cornemuse le concert dans la rue, les bobbies tentant difficilement de laisser passer voitures et taxis.

J’ai toujours considéré que l’influence de l’Ecosse (et de l’Irlande) permet d’envisager un rééquilibrage (encore lointain) entre les deux grands pôles magnétiques de la Bretagne : la France de l’outre-Couesnon et la Celtie qui se prolonge au nord du fleuve maritime.

Si certains en Alba oublient leur identité celtique, considérant seulement et à tort la culture gaélique comme une parmi diverses minorités (scots ou scandinave, dignes de respect), je n’oublie pas qu’elle a un deuxième lien celtique avec la Bretagne, un lien brittonique. La toponymie du sud ou de l’est (dont les noms commençant par Aber ou Lan) rappelle sans cesse que nous parlions, il n’y a guère plus de 1000 ans, la même langue brittonne, de Pornic-Pornizh (touchant les Pictes du sud) à Glasgow-Glaschu (que je traduis en breton Glasc’hev). Le Sud Ecosse, se prolongeant en Cumbria, rayonnait sur tout notre territoire culturel commun. Nous échangions depuis le même vocabulaire scientifique (ex. pharmaceutique) jusqu’à la même poésie aux règles si complexes. A cette époque, la langue française n’était qu’au berceau et allait juste commencer à être celle de nos ennemis les rois de France (cessant de parler germain).
Depuis la tendre enfance, je ne cesse de rappeler (de façon quelque peu obsessionnelle) les mêmes 3000 mots courants que nous utilisons tous les jours en breton et en gaélique, les formes dialectales les rapprochant encore davantage (le breton de l’Ellé ou le vannetais) : Amzer, Amzir, Aimsir (le temps), leun, lan, làn (plein), skuizh, sgìth (fatigué). Un Breton entend une part des noms de whisky, quand d’autres ne goûtent que son eau (de vie) : pas de modération pour déguster les noms !

Ce salon, en ce temps de Samhain, célébrant la fin du grand été (qui est ici devenu Hañv), ouvre aussi l’antique nouvel an celtique, introduit par les mois noirs, comme la nuit vient avant le jour : du, dubh.
Des mots, des mots tout ça ? On ne le dira sûrement pas ici !
A travers nos langues celtiques, on pense celtique…Et on fait vivre, se développer, se partager, s’enrichir, la pensée et la quête humaines, sans l’orgueil et l’égoïsme du rejet.

Du nord au sud de l’archipel celte, après nous être mélangés pendant des millénaires, nous avons bâti nos maisons de la même façon depuis des siècles. Construisons une fraternité solide pour le temps présent, à travers les mots, à travers les notes, à travers les sourires et les coups de mains.

Pour mes bientôt 80 ans, j’ai la joie d’apporter ici ma déjà longue autobiographie, riche de tant d’évènements et de rencontres. Je n’ai pas prétention à me mesurer aux vrais écrivains, ou alors aux honorables paroliers de chansons, mais c’est bien l’occasion de dire combien j’aurai aimé partager ma passion.

Que la nouvelle saison soit gorgée d’awen, d’inspiration, que la muse soit la vie entière, le monde, la Bretagne, l’Ecosse, la musique des humains, en laquelle je ne sais choisir entre l’ardeur et le zen, entre le fouet de la tempête et le frôlement d’une seule corde de la harpe des bardes, tendue entre ciel et terre.

A galon, de tout coeur, Alan Stivell