Les enfants bilingues ont-ils de meilleures capacités d’apprentissage ?

Beaucoup d’idées reçues circulent au sujet des enfants bilingues. Tantôt l’apprentissage simultané serait un handicap, tantôt il serait un atout indiscutable pour toutes les autres formes d’apprentissage. Qu’en est-il réellement ?

DE MORGANE JOULIN

PUBLICATION 21 JUIN 2024, 15:53 CEST

« Les adultes souhaitent peut-être éteindre la télévision ou garder le silence. Mais les enfants iront chercher ailleurs l’information afin de comprendre. »

PHOTOGRAPHIE DE YELLOW DOG PRODUCTIONS / GETTY IMAGES

Le cerveau des personnes bilingues ou polyglottes fascine depuis longtemps, et de nombreuses études se sont penchées sur les capacités neurocognitives que l’apprentissage de deux langues en simultané pouvait produire. Les scientifiques ont notamment cherché à savoir si le bilinguisme était un handicap lors de l’apprentissage, ou si au contraire, il était un adjuvant.

Les principales aires du cerveau mobilisées dans l’apprentissage d’une langue sont l’aire de Broca, pour la production des sons, et l’aire de Wernicke, relative à la compréhension. Mais ce ne sont pas les seules zones concernées. D’après Séverine Casalis, professeure de psychologie cognitive et de psycholinguistique à l’université de Lille, « toutes les aires reliées à l’audition et à toutes les fonctions cognitives, mais aussi tout ce qui a trait au système émotionnel est mobilisé. C’est donc très large. »

Le chercheur Karl Kim est parmi les premiers à s’être intéressé à la neuroplasticité des enfants bilingues. Dans ses travaux, il a comparé deux groupes de sujets bilingues à l’aide d’imagerie par résonnance magnétique (IRM). Dans le premier, il a placé les personnes ayant appris deux langues dans la petite enfance, appelées bilingues séquentiels, et dans le second, les personnes ayant appris une seconde langue à l’âge adulte, appelées bilingues simultanés. L’activation des deux langues se produisait dans la même région de l’aire de Broca chez les bilingues séquentiels, tandis que chez les bilingues simultanés, le traitement du langage natif et de la seconde langue activait des régions voisines, mais différentes. À l’aune de ces résultats, les auteurs ont conclu que l’âge d’acquisition avait un impact sur l’organisation fonctionnelle du langage dans le cerveau, notamment dans l’aire de Broca.

« On dit beaucoup de choses sur les enfants bilingues. Ce qu’on constate, c’est qu’il y a en effet une aisance dans l’apprentissage de nouvelles langues. En revanche, sur d’autres compétences, c’est plus discuté », résume Séverine Casalis.

Cette aisance dans l’apprentissage de nouvelles langues se confirme lorsque l’on compare un enfant bilingue séquentiel avec un enfant monolingue. Les psychologues italiens Agnes Melinda Kovacs et Jacques Mehler ont découvert qu’une partie des compétences linguistiques des enfants bilingues réside dans le fait qu’ils sont plus flexibles que leurs camarades monolingues. Leur exposition à deux langues à un stade précoce de leur vie les entraîne à extraire des schémas à partir de sources d’information multiples. « Le bébé bilingue sait qu’un même objet peut avoir deux étiquettes verbales » illustre Séverine Casalis. « Ainsi, il possède une finesse dans sa capacité à attribuer des étiquettes verbales. Grâce à cette souplesse et à cette flexibilité, il est beaucoup plus apte à apprendre des nouvelles langues. » 

DES DIFFÉRENCES MINEURES

« On a longtemps pensé que les enfants qui grandissent dans un environnement bilingue avaient une attention auditive et une flexibilité cognitive développée. On l’a dit jusque dans les années 2000 – 2010. Mais d’autres études ont mis en évidence que ce n’était pas si évident. » La spécialiste estime que le bénéfice, s’il existe, est minime. 

En revanche, la théorie de l’esprit, c’est-à-dire l’habileté à prendre le point de vue d’un autre, pourrait, d’après elle, être acquise plus rapidement chez les enfants bilingues. En moyenne, les enfants bilingues la développeraient quelques semaines avant les enfants monolingues.

Selon un article de Sciences Humaines, le bilinguisme repousserait de quatre à cinq ans l’apparition de premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Selon l’hypothèse qui y est développée, une expérience bilingue prolongée permettrait de préserver l’intégrité de la matière blanche, en particulier dans le corps calleux, ainsi qu’une connectivité fonctionnelle plus répandue dans les régions frontales que chez les individus monolingues. Toutefois, on ignore encore largement les mécanismes neuronaux à l’origine de cette protection, tout comme on ignore si la pratique de plusieurs langues peut renforcer cette protection.

Plusieurs études rendent des résultats contradictoires en ce qui concerne l’apprentissage des enfants bilingues. Dans ses travaux, Ellen Bialystok et d’autres chercheurs ont démontré que les individus qui étaient bilingues dès leur naissance, réussissaient mieux les tests cognitifs que les individus monolingues, quand d’autres études ne constataient aucune différence entre les monolingues et bilingues à l’issue du test. Il n’y a donc, à ce jour, pas de consensus sur le sujet. 

L’ÉDUCATION BILINGUE

L’image de l’éducation bilingue a largement évolué depuis les années 1960. Avant cette date, il était coutume de dire que grandir au contact de deux langues nuisait à l’intelligence de l’enfant, qui n’en parlerait aucune des deux correctement plus tard. Aujourd’hui,  l’hypothèse a été largement réfutée. « Il y a très peu de confusions chez les enfants bilingues », assure Séverine Casalis, avant d’ajouter que « le bilinguisme n’est pas quelque chose d’unitaire », et qu’il peut donc y avoir de grandes disparités entre les enfants bilingues précoces. 

Par souci d’intégration, certains parents étrangers peuvent se priver de parler leur propre langue à leurs enfants. C’est notamment le cas des familles parlant une langue dite « minoritaire », moins valorisée dans le pays d’accueil. D’après Séverine Casalis, il est pourtant primordial que les parents parlent la langue qu’ils maîtrisent le mieux à leurs enfants, car cela aura un gros impact sur leur apprentissage des autres langues par la suite. « Plus l’enfant est à l’aise dans sa langue maternelle, plus il le sera dans sa deuxième langue. » 

C’est ce qu’a prouvé une étude du chercheur néerlandais Ludo Verhoeven. Il a comparé les scores de lecture et de compréhension d’un groupe d’enfants monolingues néerlandais, avec un groupe d’enfants bilingues turcs et néerlandais. Les enfants qui avaient le même niveau en néerlandais, et qui étaient moins bons en turc étaient moins bons que les monolingues, alors même qu’ils avaient le même niveau en néerlandais que les autres. Le niveau de turc faisait baisser leur niveau en néerlandais. En ce qui concerne les enfants qui avaient un faible niveau en néerlandais, ceux qui étaient bons en turc étaient meilleurs en compréhension que ceux qui avaient un plus faible niveau en turc, tandis qu’ils n’étaient évalués qu’en néerlandais. « Cela montre qu’il ne faut pas avoir honte de parler sa langue », conclut la psycholinguiste.

UN LIEN AFFECTIF À LA LANGUE

En outre, le lien affectif à la langue n’est pas à sous-estimer. Il est plus facile d’exprimer ses émotions dans sa langue maternelle. C’est pour cela que les spécialistes déconseillent aux parents d’éduquer leurs enfants dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle. 

Une étude a même montré que la réponse émotionnelle serait moins importante dans une langue seconde que dans la langue maternelle. Pour arriver à ces conclusions, les chercheurs ont fait passer le célèbre dilemme du tramway à des sujets bilingues. Cette expérience de pensée est simple : peut-on sacrifier une personne si cela permet d’en sauver plusieurs ? Les réponses ont été très différentes si le problème était présenté aux sujets dans leur langue maternelle ou seconde. Dans leur langue seconde, les participants ont été beaucoup plus disposés à prendre la décision la plus pragmatique, avec 50 % des répondants optant pour sacrifier la personne, tandis que seulement 20 % le font lorsque le test est effectué dans leur langue maternelle. La raison de cette différence serait que la langue étrangère provoque une réponse moins émotionnelle que la langue maternelle. 

« On est souvent plus dans l’émotion quand on parle sa langue maternelle. Plus on apprend tôt une langue seconde, plus le caractère émotionnel va venir alimenter et intervenir dans les mécanismes d’apprentissage. On a besoin de ce système émotionnel pour apprendre. Plus on apprend tard et de façon académique, plus le système émotionnel est tenu à distance de la langue », conclut Séverine Casalis.