Les langues qui varient d’un lieu à l’autre sont-elles des patois ? Chronique de Michel Feltin-Palas
Certains méprisent les langues régionales sous prétexte qu’elles connaissent des différences d’un lieu à l’autre. A ceci près que l’on observe le même phénomène pour les « grandes » langues…
Parmi les nombreux arguments tendant à dévaloriser les langues dites régionales, celui-ci est l’un des plus fréquemment utilisés : « Ce ne sont pas de vraies langues puisqu’elles varient d’un endroit à l’autre », d’où le terme péjoratif de « patois » qui leur est souvent associé. Or ce raisonnement, pardonnez-moi de l’écrire un peu brutalement, est le signe d’une quadruple ignorance. Voici pourquoi.
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1. Le propre de toutes les langues vivantes est de se différencier. Pensez par exemple au latin, qu’avaient en commun sous l’Antiquité tous les peuples de l’Empire romain. Deux mille ans plus tard, il a donné naissance à l’italien, au français, à l’espagnol, au portugais, au roumain, pour ne citer que les plus connues. Faut-il en déduire que toutes ces langues ne seraient que des « patois » – y compris le français ? Evidemment non. Ce sont simplement des évolutions différentes du latin.
2. Le français lui-même varie d’un endroit à l’autre. Croit-on sérieusement qu’un avocat du XVIe arrondissement parle le même français qu’un ouvrier d’une cité de Seine-Saint-Denis ? Qu’une personne ayant vu le jour dans les années 1940 s’exprime comme un lycéen de 2021 ? Qu’un Marseillais recourt aux mêmes formulations qu’un Alsacien ? Je pourrais poursuivre cette énumération encore longtemps, mais vous m’avez compris : notre idiome national varie lui aussi et c’est bien normal puisqu’il s’agit d’une langue vivante. J’ajoute qu’avant de devenir une langue morte, le latin lui-même connaissait de grandes différenciations selon les territoires. Que penseriez-vous d’une personne qui en tirerait argument pour le qualifier de « patois »?
3. Le mot « patois » est systématiquement réservé aux langues régionales. La langue la plus utilisée au monde est aujourd’hui l’anglais. Or celui-ci connaît lui aussi de grandes variations entre l’Angleterre, l’Ecosse, les Etats-Unis, le Kenya, l’Australie, la Jamaïque, l’Inde, tous territoires où il dispose pourtant d’un statut de langue officielle… Or, curieusement, il ne vient à l’idée de personne de déclarer que Boris Johnson s’exprime en « patois britannique » et Joe Biden en « patois américain ». Non, seules les langues minoritaires « bénéficient » de ce qualificatif, ce qui est évidemment très révélateur.
4. Les langues non enseignées varient davantage encore. Quand bien même l’occitan, l’alsacien, le flamand ou le créole réunionnais varieraient davantage que le français, cela serait tout à fait naturel. Si toute langue laissée « libre » fluctue spontanément, comme je viens de le souligner, elle fluctue moins à partir du moment où elle devient la langue de l’école. Pourquoi ? Tout simplement parce que son enseignement suppose de fixer une norme – que l’on va tenter d’inculquer à tous les enfants d’un pays. Or, si cette pression exercée par le système éducatif est effective pour le français, tel n’est pas le cas pour les langues dites régionales, lesquelles ne sont pas enseignées de manière massive.
Alors, oui : l’arpitan, le poitevin saintongeais, le corse, le bourguignon, le tahitien et tous les autres connaissent des variations selon les lieux. Cela ne fait aucunement d’eux de quelconques « patois », mais des langues minoritaires, voire minorisées. Ce qui, on en conviendra, n’est pas exactement la même chose.